Souv. de guerre (3)

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MARSEILLE : 30 AVRIL 1941 - CAMP Ste MARTHE

F. GERSAY, Souvenirs de guerre (suite)

     Une guérite,  un poste de garde composé de Sénégalais. Le Camp Ste Marthe, Centre de Recrutement pour la Légion Etrangère, sert en même temps de camp de transit pour les troupes coloniales françaises en instance de rapatriement. Une tour de Babel où se coudoient des Marocains, des Tunisiens, des Algériens, des Anamites et bien entendu toutes les nationalités qui composent la Légion. Tout cela fait plus ou moins bon ménage dans des conditions de promiscuité et d'hygiène fort discutables.

     Yasreg présente son document d'entrée au sous-officier de service. La barrière d'accès est levée. Un monde nouveau se manifeste. D'abord c'est une date exceptionnelle que le 30 avril. C'est le jour de fête de la Légion. Cette dernière commémore et honore la date du 30 avril 1863. Ce jour là, un jeudi, une compagnie d'infanterie de la Légion Etrangère au Mexique résista jusqu'à la dernière cartouche et jusqu'au dernier homme face à plus ou moins 3.000 Mexicains, remplissant et réussissant de la sorte une mission d'importance primordiale. Ce fait d'armes, unique dans les annales militaires, est à la base d'une tradition qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Le 30 avril, le colonel du régiment et les officiers servent les simples légionnaires. Toutes les punitions sont levées et, en principe, chacun a droit à sa guindaille.

     Yasreg, à l'époque, ignorait ces détails et ne fut pas peu surpris d'être reçu dans l'entousiasme éthilique d'une assemblée de rescapés d'Indochine et d'ailleurs. Parmi eux, de nombreux allemands, des espagnols revenant des brigades internationales d'Espagne, des polonais, des russes: bref, une foire cosmopolite où chacun, dans l'euphorie factice procurée par le pinard de troupe s'égosillait à répéter les chansons grivoises légionnaires.

     Invité à participer à ces fraternelles agapes, Yasreg se borna prudemment à n'absorber que la nourriture fruste mais abondante qu'il trouvait providentiellement à sa disposition.

     Mais cette atmosphère de gaudriole n'était pas naturelle. Les circonstances, les effets de la défaite, l'incertitude perturbaient les esprits. Des règlements de comptes survenaient parmi ces gens dont beaucoup avaient connu les vrais combats. Ces manifestations d'énervement plus bruyant que dangereux,  heureusement,   avaient  néanmoins  leurs côtés comiques. L'état d'éthilisme de la majorité des convives rendaient ces exaspérations verbales, plus truculentes qu'efficaces.

     Il se dégageait néanmoins de tout cela, un fond de sordiditë, une ambiance de bas étage qui ne s'avéraient guère de nature à rasséréner les futurs engagés.

     Spectateur intrigué de cette bacchanale, Yasreg fit le point. Il pouvait se considérer comme satisfait. Quinze jours après son départ de Belgique, il avait atteint Marseille. Pourtant, il n'était nulle part.

     Que  faire? Signer pour la Légion, c'était abdiquer toute liberté d'agir. C'était faire partie intégrante d'un monde fermé, hermétique. C'était aussi accepter une discipline très dure, pour aboutir où, à quoi? Ce qu'il en avait vu en ce jour spécial, n'était pas susceptible de le rassurer. Yasreg lutta contre une sorte de fatalisme, pour ne pas crouler, pour accepter cette solitude morale qui le laissait perplexe devant ce qu'il convenait de faire, devant sa destinée.

     Pas un ami, personne à qui demander conseil, rien qu'un entourage d'ivrognes, une ambiance, d'inconnus véhéments dont certains manifestaient une grossièreté insoutenable. Aux yeux encore neufs de Yasreg, tout cela apparaissait répugnant et vil.

     A 21 ans, Yasreg n'avait pas encore atteint le sens des nuances. Il connaissait peu de choses et pire encore, il croyait en savoir beaucoup d'autres. Il allait, face à ce qui l'attendait, acquérir graduellement la force d'inertie, qui, jointe à une lucidité aiguisée par les épreuves, les privations, et surtout, la pleine et totale compréhension du fait qu'il ne  pourrait compter que sur lui-même, devenir un autre être.

      Il passa la nuit à même le sol. Puis, il constata qu'il avait des poux. Ecoeuré, honteux, il fit de son mieux pour faire disparaître ces familières bestioles. N'empêche! Quelle déchéance! Mais il fallait poursuivre, continuer ...

      Le 1er mai 1941 était férié également, du moins Yasreg le suppose puisque la cuite générale continua. En compensation, il y avait de quoi se nourrir. Bref, tout se passa bien, à part quelques pugilats homériques.

      Notable différence le jour suivant. Réveillé en sursaut par une bourrade dans les côtes, Yasreg dévisagea un Individu mi-civil, mi-militaire, qui lui enjoignit de s'emparer d'un balai de rotin et de brosser les locaux. Apparemment, il était le seul candidat à l'engagement, les autres semblaient avoir disparu.

     Le nettoyage dans la chaleur et la poussière consistait tout simplement à transférer cette dernière d'un point à un autre. La crasse régnait en maîtresse partout, elle était incurable compte tenu de la vétusté des bâtiments. Yasreg mania l'engin avec une énergie mitigée, s'attirant des remarques acerbes de l'individu qui selon lui, remplissait les fonctions de caporal de chambrée.

     Une envie énorme, submergeante, poussa soudain Yasreg a quitter ces lieux, s'en aller, laisser tout   tomber,  disparaître, reprendre la route solitaire. Quitter Ste Marthe ne présentait aucune difficulté. Il était plus difficile d'y entrer. Rien ne le forçait à s'engager. Mais l'endroit avait son côté avantageux non négligeable: il fournissait à manger gratuitement. Cela méritait plus qu'une considération superficielle. Mais un ordre bref le rappela soudain au sens des réalités:

     "Vous là-bas, le candidat. Passez au bureau... au trot!"

     INTERMEDE : Dans sa situation, réduit à l'état d'une vulgaire cloche, Yasreg n'avait pas le choix des moyens. De plus, au cours des visites médicales passées à Lyon avant son engagement provisoire, il avait constaté qu'il ne faisait médicalement pas le poids. En effet, sur la balance médicale, il se situait bien en dessous des normes.

     Sa conviction était bien assise sur le fait qu'il ne serait jamais admis. Il cherchait à gagner du temps, à se resituer dans un contexte d'action vers le but qu'il s'était tracé : gagner l'Angleterre et continuer la lutte.

     Ne pouvant évidemment   faire part de ses préoccupations à celui qui l'interrogeait, il fit simplement la réponse qu'il avait gratiné lontemps d'avance :

      "J'ai 21 ans et je cherche l'aventure. Je crois la rencontrer à la Légion Etrangère".

     C'est cette réponse qu'il donna à l'officier qui lui posa la question attendue : "Pourquoi voulez-vous vous engager à la Légion? "

     Yasreg se retrouva quelques minutes plus tard face aux médecins du centre de recrutement. Hirsute, crasseux et pouilleux,  il fut admis sans cérémonie sous la douche et nanti d'un bout de savon "ersatz". Il n'était pas seul à passer sous la douche. En file indienne et en tenue d'Adam, trois minutes d'eau tiède devaient suffire. Quel soulagement quand même, ce simple contact minute, sous les engueulades des infirmiers. Cela valait bien une incursion au Camp Ste Marthe, même si l'intention de signer devenait de moins en moins évidente.

     La visite médicale approfondie suivit, en série, mais minutieuse. A la Légion, il ne faut pas un doigt de pied de travers. Les sacs d'os que nous étions, étalaient leur pitoyable humanité face au regard inquisiteur des médecins du lieu. On ne leur fit grâce de rien : la vue, l'ouïe, les dents, les exercices d'assouplissement, l'examen approfondi de la cage thoracique, les réflexes, le poids, etc.... tout cela au vu et au su de toute l'assistance.

     Yasreg passa ses épreuves de façon satisfaisante. A Marseille, il faisait le poids. Par quel miracle? Sans doute était-il un peu mieux lesté que d'habitude. Il se retrouva dehors, apparemment admis.

     La signature du contrat devait se faire un jour ou deux plus tard. L'engagement était de 5 ans.

     Yasreg constata une fois de plus que quand l'armée confie une responsabilité aussi mineure soit-elle à un imbécile, ce dernier s'empresse d'en abuser. Ce fait typique, objet de constatation quasi générale devait précipiter sa décision de ne pas signer. On aurait pu croire par l'attitude des faisant fonction de caporaux qui sévissaient sans vergogne dans le landerneau au milieu de la grossièreté générale, qu'ils voulaient enlever aux candidats à l'aventure toute velléité de s'engager.

     Les corvées les plus rebutantes pleuvaient. Les procédés moyennageux d'élimination scatologique en usage au Camp Ste Marthe, joints à la chaleur du lieu, retournaient l'estomac des mieux doués pour ce travail. A ces joyeusetés s'ajoutait "la pluche", qui consistait, pour ceux qui l'ignoreraient encore, à nettoyer les légumes crus ou secs. Yasreg a le souvenir d'avoir cherché "la petite bête" dans les pois chiches, bourrés de charançons, ou dans les lentilles qu'il fallait extraire une à une des tas de cailloux présentés à la sagacité des candidats légionnaires. Le 30 avril et ses agapes étaient déjà loin dans les souvenirs.

     "Rappelez-vous que vous les becquetterez, comme vous les aurez nettoyés, tas de fainéants!!" affirmait le personnage appelé à exercer  la surveillance requise sur cette délicate opération.

     Yasreg se rappelle ce dîner, où le gravier qui n'avait pu être éliminé croquait sous la dent. Il décida alors de profiter de la première occasion pour lever le pied. Personne n'avait d'uniforme. Il fallait attendre la signature du contrat pour se coiffer, non pas du képi blanc, mais du fameux bonnet de police à deux pointes. Pour ceux qui avaient le mollet bien fait, les bandes molletières en relevaient le galbe. Pour les autres, ils avaient bonne mine.

     Le lendemain Yasreg quitta le Camp Ste Marthe,  pour,  pensait-il ne jamais y remettre les pieds.

     Une idée lui avait été suggérée pendant son séjour à Ste Marthe. Pourquoi ne pas contacter la légation de Belgique à Marseille? Après tout, pourquoi pas? Autant essayer...

     Yasreg essaya. Il n'était d'ailleurs pas seul. D'autres belges, jeunes et moins jeunes essayent d'obtenir de ce qui subsistait du tissu diplomatique, une aide qui leur permettrait de sortir de leurs problèmes. Ceci s'avéra, évidemment illusoire. Plus rien ne subsistait en France de ce qui avait été une collaboration entre Etats. Le chaos régnait à la Légation, au milieu d'une désinvolture officielle teintée de hargne. Les gens en place ressentaient comme une atteinte à leur dignité, à leur quiétude, le fait d'être astreints aux visites d'une foule de gens hérissés de problèmes parfois épineux, mais qui tous se rencontraient sur un point commun : les poches vides. Bref, ces fonctionnaires "belges" n'étalent pas contents. Ils le montraient. A leur décharge disons que, sans instructions valables quant à leur pouvoir d'agir, ils se sentaient à peine tolérés par les autorités de Vichy.

     Yasreg eut droit au pensum d'usage d'un petit vieux, chétif, bilieux, qui l'enguirlanda copieusement pour se trouver en France dans une situation qu'il qualifia à juste titre d'illégale. L'indignation secouait le personnage au point qu'il en perdit ses besicles. Il les ramassa, les remit en place, et continua en ses termes :

      "A votre âge jeune homme, au lieu de courir les rues ici comme un vagabond, vous devriez être en Belgique, participer à la reconstruction du pays. Je ne peux rien pour vous, sauf vous inviter à vous présenter aux autorités françaises pour être rapatrié.

      "Vous allez recevoir un ordre de marche et vous rejoindrez le dépôt des archives de l'Armée Belge, Chemin de Maurin à Montpellier. Vous y prendrez contact avec le Cdt F... qui en temps utile prendra ses dispositions pour vous renvoyer en Belgique.

     "Pour le reste, puisque vous vous êtes mis dans la situation où vous vous trouvez de votre propre faute, vous devrez vous en sortir par vos propres moyens. Nous n'avons, ni le pouvoir, ni les possibilités de vous aider financièrement et vous devrez vous débrouiller pour obtenir votre carte de ravitaillement. Vous comprendrez sans difficultés, qu'il ne nous est pas possible d'aider des gens comme vous, que nous considérons comme des déserteurs."

     Yasreg ne répondit pas, contrôla son envie féroce de cogner, et se retrouva dans la rue.

     Que faire? D'abord gagner Montpellier, ensuite on verrait. En effet, dans l'optique simpliste du vagabond Yasreg, il s'agissait d'une étape vers l'Espagne. Tout ce qui le rapprochait de cette destination tournait à son avantage.

     Autour de lui, la foule anonyme circulait avec des visages fermés comme des murs. Il longea des quais où la cohue se coudoyait. Sur le sol gisait un homme qu'il dut enjamber. Le pauvre diable était inerte, mais personne apparemment n'y prêtait attention. Etait-il mort? .... de faim peut-être?

     Simple incident de parcours, bien sûr, dont Yasreg devait conserver le souvenir. Image d'un monde où  l'égoïsme prenait le pas sur tout autre sentiment. Dans sa candeur naïve, l'indifférence cauchemardesque de ces gens qui enjambaient simplement le pauvre diable sans lui prêter secours, lui paraissait ignoble.

     Dans son cas, que pouvait-il attendre de cette masse? Ulcéré, écoeuré, il ressentait ce fait banal, la mort d'un pauvre, comme un apport supplémentaire à son propre désarroi. Il réalisa dans toutes ses fibres la précarité de sa situation.

     Que faire? D'abord sortir de cette ville où il étouffait, gagner la grand'route, respirer un autre air. Ensuite chercher du travail pour se constituer un pécule avant de progresser davantage. Il fallait aussi résoudre d'urgence le problême de sa carte de ravitaillement, à présent périmée.

     Avec amertume, il repensa aux gratte-papiers en place, à leur stupidité, à leur veulerie. Il aurait volontiers vomi, s'il avait eu quelque chose à vomir. Ces gens allaient sans doute servir les Boches, dès qu'ils recevraient leurs instructions et, comme des rats, s'installeraient dans leurs trous pour y attendre des temps meilleurs. Yasreg n'a jamais digéré la hargne de ce petit parasite vieilli, image d'un certain monde en train de crouler, image aussi de la médiocrité aigrie de toute une vie. Avec le recul du   temps, ce jugement féroce s'est enrobé de pitié. Yasreg a acquis à présent, à ses dépens, le sens des nuances. Il se rappelle la scène, le visage, l'ambiance, mais le nom est oublié. La page est tournée.

     La route est belle, un peu sinueuse, elle serpente au milieu des coteaux couverts de vignobles, des maisons coquettes baignées de soleil. La chaleur monte, le ciel est sans nuages. Parfois une échancrure du décor permet la vision toute proche de la mer bleue. Les relents de cantharides se mêlent aux cris des mouettes. C'est vrai, des êtres vivants sont encore libres, si l'humanité ne l'est plus.

     Les kilomètres s'additionnent. Presque pas de trafic, les rares voitures à gazogène font ce qu'elles peuvent en crachant leurs fumées noires. Mais leurs conducteurs, ne semblent même pas remarquer que Yasreg est à pied.

     Ah! Voilà un village...   il est complet avec sa mairie, son église et son école. Endroit paisible, on dirait que le temps s'y est arrêté. Une place ombragée d'arbres, quelques boutiques, des estaminets.Yasreg s'assied sur un banc. La soif le tenaille. Il regarde autour de lui. Ah! une fontaine, il va pouvoir boire, se rincer la figure ... quelle aubaine!

     En face de lui, toute proche, une cour d'école. Des jeunes filles y sont en récréation. On l'aperçoit. Des groupes se forment, des réflexions fusent parmi cette belle jeunesse, au milieu des rires étouffés.

     "Non, mais regardez-moi cette cloche!"

     "D'où sort-il, ce sans-culotte?"

     "Ah, oui, il a découvert l'eau, il n'attend plus que l'invention du savon!"

     Ces jeunes personnes sont jolies, rieuses comme toutes les filles de leur âge. Mais Yasreg a 21 ans. Quelques-unes le considèrent avec pitié, d'autres avec mépris, toutes avec curiosité. Le pauvre hère se sent soudain face au mur de la honte,  de l'humiliation, de la solitude. Mais que le lecteur se rassure : II a toujours son pantalon, du moins ce qu'il en reste.

     Il se lève,  traverse la place, continue la rue principale, remarque finalement que les passants le dévisagent. Yasreg se ressaisit, se demande pourquoi. Puis la compréhension lui vient : son visage est couvert de larmes. Il ne s'en était même pas rendu compte.

MISE AU POINT :

     A ce stade, Yasreg voudrait brièvement préciser quelques détails qui lui paraissent importants pour la saine compréhension de son récit. Il se défend d'avoir tout simplement rédigé une sorte de moment du "mol". Il insiste sur le fait qu'il ne relate et ne relatera que ce qui lui reste de ses souvenirs personnels. Plus de 40 ans se sont écoulés. Bien sur, Yasreg a évolué. Ce n'est plus le même homme que celui qui arpentait la France occupée pour tenter de faire ce qu'il jugeait devoir faire. Mais il y a toujours des points communs entre ces deux personnages devenus différents : l'entêtement  d'abord, et surtout, la compréhension  lucide qu'ils n'ont jamais pu compter que sur leurs propres forces.

     Ceux qui lui font l'honneur de le lire, savent qu'il ne dit que ce qu'il veut bien dire. Il évite et évitera soigneusement de nommer qui que ce soit. Bien des détails ont été omis afin de rendre le texte le moins ennuyeux possible. Rien de ce qu'il a dit et a à dire n'est romantique ni spectaculaire. Il croit nécessaire de répéter que sa seule intention est purement subjective. Yasreg fait son bilan. Il n'a rien d'un héros. Il se défend de vouloir faire oeuvre littéraire. Ce texte n'est pas destiné, à la publication, mais bien à quelques amis qui lui ont demandé de le faire.

     Il voudrait ajouter ceci. Face au Midi de la France occupée, réduit au vagabondage, sans toit et sans moyens d'existence dignes d'être mentionnés, Yasreg n'aurait pas duré longtemps sans l'aide de nombreuses personnes. La gentillesse, le désintéressement et le sens de l'hospitalité de ces anonymes ne peuvent être passés sous silence. Il n'a malheureusement comme possibilité d'exprimer sa gratitude que quelques phrases qui resteront par la force des choses, confidentielles.

     Le bâtiment municipal de ce village, est conforme à la tradition. On rencontre pratiquement le même dans toutes les localités françaises. Celui-ci a ses murs peints a la chaux. On a placardé dans un désordre pittoresque, les communiqués officiels de l'Etat Français du Maréchal. Comme chacun sait ce dernier a remplacé la République. L'oeil est attiré d'emblée vers les affiches appelant la jeunesse à servir dans l'armée ou dans les organisations étatiques : volontaires pour ceci ou cela. Il y en a pour tous les goûts. On en trouve même qui vantent les vertus de la reconciliation franco-allemande, par le truchement du travail volontaire.

      L'endroit est paisible, presque désert. Yasreg entre. Dans le fond d'un couloir, face à l'entrée, une porte est ouverte.

      Un homme de forte taille, moustachu, installé dans un fauteuil de rotin le regarde entrer. Les deux hommes se  dévisagent. Yasreg se sent plutôt intimidé. Des mouches bourdonnent dans les quelques secondes de silence, il  s'agit pour notre vagabond d'obtenir une nouvelle carte de ravitaillement en remplacement de celle qu'il détient. Elle est périmée. S'il dispose encore de quelques francs, il n'a plus de tickets, donc ne peut plus rien acheter.

      "Que puis-je faire pour vous?" dit l'homme assis.

      "Excusez moi" bredouille Yasreg. "Je voudrais parler à Monsieur le Maire"

      "Eh bien!" dit l'autre, "Allez-y c'est moi le maire".

      Gêné, Yasreg sort le document qu'il a reçu de la Légation Belge de Marseille.

      "Ma carte de ravitaillement est périmée" dit-il, "je voudrais la changer. Comme vous voyez,  je dois  joindre Montpellier par mes propres moyens. J'ai encore de l'argent, mais plus de tickets."

     L'homme continue à le dévisager sans un mot. Puis, il se lève, va chercher une carte dans une armoire murale, la remplit, signe, appose un cachet et la lui tend. Il ne semble même pas avoir regardé l'ordre de marche de notre voyageur sans bagages.

     "Vous êtes belge" dit-il - "Restez en France. Ne vous laissez pas rapatrier. Vous trouverez du travail dans les environs si vous voulez. Pour le moment, on sulfate les vignes. Après, il y aura les vendanges, de quoi vous débrouiller quelque temps".

     "Merci" dit Yasreg. "En effet, je voudrais travailler quelques temps pour me constituer un pécule. Il n'est pas souhaitable pour moi, de rentrer en Belgique pour le moment. J'ai bien sûr mes raisons".

     Le maire se lève, se dirige vers l'armoire qui comble l'encoignure, l'ouvre, en sort un quignon de pain, des olives, un fromage de Roquefort et un litre de rouge.

     "Tenez" dit-il, "vous devez avoir faim. Nous allons manger un bout ensemble."

     Yasreg constata une fois de plus que la Providence ne l'abandonnait pas. Ce brave homme qui n'a pas réellement vérifié son identité lui a offert sur sa "bonne mine" une carte de travailleur lourd. Cette carte est réservée aux terrassiers, aux bûcherons, à ceux qui exercent une activité particulièrement fatigante.

     Le maire le regarda manger sans le faire lui-même. Un verre de pinard compléta le repas.

     "Si vous voulez du travail, présentez-vous de ma part à la ferme..., c'est à 2 Km d'ici; bon voyage et bonne chance".

     La gorge serrée Yasreg remercia, sortit de la mairie et reprit la route. Un peu plus loin, à l'écart, il sortit sa carte de ravitaillement toute neuve, l'ouvrit... Elle contenait un billet de 100.- francs pliés en quatre.

     Le sulfatage des vignes est destiné à détruire les insectes qui s'y attaquent. Le travail est simple mais dur car il s'agit de coltiner des heures durant une sorte de bonbonne contenant un produit pulvérulent toxique. Un tuyau de caoutchouc et un système de vaporisation permettent la projection du produit sur les sarments, le feuillage et les raisins encore verts. Le tout en plein soleil.

     Yasreg a fait partie d'une équipe de sulfatage. Il a souvenance d'avoir tenu le coup cinq jours, de 7 heures du matin au coucher du soleil. Avant le départ pour la vigne, on déjeunait sommairement. A midi, on amenait de la soupe, des légumes et du pinard. On recommandait de ne pas boire d'eau. Le soir, on soupait avec des oeufs, du poulet ou du fromage.

     L'intéressant, c'était la rémunération. Il y avait aussi la possibilité de laver les vêtements, de reprendre une allure un peu plus convenable. Il eut aussi droit à une couverture et un tas de foin. Les fermiers n'étaient pas riches mais ils lui offrirent une paire d'espadrilles à semelles de corde, plus confortables que les grosses godasses qui l'avaient amené où il était.

MONTPELLIER : Chemin de Maurin

     A cet endroit, dans un terrain vague cerné de murs, un dépôt d'archives de l'Armée Belge avait pris refuge. Des caisses en bois empilées dans un hangar, 2 camions hors d'usage et un tas de matériel hétéroclite remplissaient le dépôt. En entrant, il fallait passer par le bureau du Commandant F...  et se faire connaître. Un personnel militaire, mais vêtu en civil, attendait les instructions qui devaient normalement venir de Belgique. Dans cette expectative qui pouvait prendre du temps, chacun se débrouillait comme il pouvait. Beaucoup de belges en détresse y avaient échoué.

      Le Cdt F.... était borgne. Il buvait beaucoup et n'était pas facile à  vivre. Mais il était accessible aux gens sincères et  les explications fournies par Yasreg le convainquirent sans difficulté qu'il ne pouvait être question de rapatriement pour lui. Ainsi Yasreg entra en contact avec le Capitaine C...., officier français du 2e bureau avec qui il eut une conversation instructive et utile.

      Cet officier lui proposa même de le faire français en 5 minutes.

      Pour des raisons évidentes, le vagabond Yasreg refusa cette proposition. Elle lui aurait certainement assuré une certaine aisance matérielle et la résolution pour un temps de ses problèmes, mais c'en était fini de sa liberté d'action.  Un corollaire évident, était la renonciation à gagner l'Angleterre. Il ne pouvait en être question.

      INTERMEDE : Décor :

     Un salon cossu, avec au mur les portraits du Roi Léopold III et de la Reine Astrid cravatés de tricolore. Le milieu est belge, cela se voit. Des tapis, de confortables fauteuils et des tableaux de maîtres forment un ensemble recherché et de bon goût. Une assemblée de personnes bien vêtues, de dames élégantes et de jeunes filles bien élevées l'occupent. C'est le lieu de ralliement, si on peut dire, de la colonie belge de Montpellier.

Elle groupe surtout des gens exerçant des professions libérales, qui sont toutes soumises à l'interdiction d'exercer décrétée par Vichy. Elles ont pour chef de file, le Docteur ..... lui-même réduit à l'inactivité. Beaucoup de ces personnes habitent la France depuis de nombreuses années. Sous un aspect souriant et affable, tout le monde est tendu, désorienté. On attend du gouvernement belge (?) des décisions diplomatiques. On pourra sans doute se barder de patience.

     Pour le moment, chacun regarde curieusement Yasreg qui vient de pénétrer dans le salon,  introduit par deux boy-scouts en costume belge. Que vient-il faire dans cette galère? Comment s'est-il faufilé là?

     C'est très simple, le Cdt F....  lui a tout simplement demandé de remettre une lettre au docteur .... cité plus haut. Chargé d'attendre une réponse écrite éventuelle, Yasreg se voit introduire dans ce milieu inconnu où il n'est manifestement pas à sa place. Situation embarrassante pour la dignité du malheureux, ou plutôt pour ce qui lui en reste. Personne ne lui adresse la parole. Des coups d'oeils furtifs s'échangent dans la galerie. Ces gens-là sont trop polis pour sourire, mais les réflexions se chuchotent de bouche à oreille. Contrôlée mais malgré tout bien apparente, la question que tout le monde se pose est claire et nette: "Qu'est-ce que cet individu vient faire ici?" Yasreg n'en mène pas large.

     La situation devient franchement déplaisante et plus humiliante encore, quand il constate que les deux scouts qui l'ont fait entrer, très gentiment d'ailleurs, circulent partout en présentant une sorte de sébille.

     "A votre bon coeur. Mesdames et Messieurs, pour venir en aide à notre jeune compatriote qui doit être rapatrié!"

     Yasreg était sur le point de quitter l'endroit sans cérémonie, mais il n'avait pas  le choix, car c'était probablement   le Cdt F....  qui avait organisé la chose pour lui venir en aide.

     Bref, Yasreg se sent promu.   Il n'était que vagabond, le voilà devenu mendigot.

A suivre.

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Dernière mise à jour:
02 janvier 2011