Souv. de guerre (2)

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TROISIEME ETAPE - LA LIGNE DE DEMARCATION

 F.GERSAY, Souvenirs de guerre ( suite )

     L'entrée d'Yderf Yasreg dans Paris passa inaperçue.  Elle n'avait en effet,  rien de spectaculaire, de  triomphal.  Recru de  fatigue, sale, sa réserve de vivres épuisée depuis longtemps, le pauvre type se retrouvait face à  la foule anonyme,  face à une ville effrayante, énorme, sombre, menaçante. Les conditions de guerre, le couvre-feu à minuit, l'occultation, le rationnement constituaient pour un anonyme solitaire clandestin une sorte de cauchemar. Ces circonstances ne peuvent être comprises que par ceux qui les ont vécues. Il ne disposait plus que d'une somme gardée précieusement pour sa troisième étape : la  traversée de la Ligne de Démarcation. Il espérait, sans en être très sûr, qu'elle serait suffisante.

     Yasreg sortit de la gare, mais n'osa se hasarder bien loin. La nuit tombait, un crépuscule tiède qui faisait présager d'une belle journée le lendemain, descendait sur la ville. Les ampoules bleutées jetaient parfois une  lueur chiche,   blafarde  sur  le visage des passants dont  la plupart rentraient chez eux. Les autobus circulaient, occultés eux aussi. Par contre, le trafic automobile était presque inexistant. La vie aurait dû, en principe, cesser à minuit, le couvre-feu l'imposait. Mais dans une ville comme Paris, elle ne cesse jamais de grenouiller. La "cloche" s'installait. Les coins tranquilles se peuplaient d'entités plus ou moins douteuses, plus ou moins honnêtes. Les hétaïres ne manquaient pas, proposant leur hospitalité à qui voulait se l'offrir.

     Yasreg décida de réintégrer la gare, s'assit dans un coin sur une banquette. Epuisé, il perdit conscience de ce qui se passait autour de lui. Personne ne le dérangea et même, par miracle, ne s'intéressa à son maigre balluchon.

     Il se réveilla au milieu de la bousculade du matin, tâta anxieusement sa poche intérieure. Le portefeuille s'y trouvait. Rasséréné, le candidat à l'aventure se fraya un chemin dans la cohue qui ne cessait de croître. Les gens  entraient,  sortaient, au milieu des cris, des vociférations. Des troupes allemandes embarquaient pour on ne sait où. Des ordres gutturaux mêlés aux bruits de bottes retentissaient partout. Yasreg décida qu'il valait mieux s'en aller. Il faisait jour à présent. Affamé, Yderf délibéra sur l'opportunité de s'offrir au moins une tasse de café et quelque chose à manger, s'il le trouvait. Les bistrots traditionnels étaient disponibles. Des gens avalaient des croissants, du café ersatz. C'était jour SANS, c'est à dire sans alcool. Le jeune homme s'assit et commanda un café et un croissant.  Il avait  cependant  oublié un détail essentiel: pour déjeûner, il fallait des "tickets de ravitaillement". Il n'en avait évidemmment pas. Mais il reçu quand même son croissant et son café, grâce à la gentillesse du garçon. Peut être inspirait-il la compassion des gens.

     Il apprit d'ailleurs par ce brave homme, comment obtenir une carte de ravitaillement. Ce document était indispensable à quiconque voulait survivre. Il servait également de pièce d'identité. Il s'agissait de se rendre à la Préfecture d'Arrondissement et à titre "Etranger", demander une carte de visiteur valable pour 15 jours.

     Un nombre étonnant de gens attendaient cette carte devant les guichets. Finalement Yasreg l'obtint sans difficulté. A peine sorti des bureaux, des gens lui proposèrent de lui racheter sa carte. Inutile de dire qu'il la garda précieusement. Elle lui permit son premier dîner depuis trois jours. Il était temps, car les forces humaines ont des limites.

     Il convenait bien entendu de quitter Paris le plus tôt possible et de gagner la Zone Libre. Le moyen le plus simple était le chemin de fer, mais il fallait traverser le contrôle allemand de Chalon-sur-Saône. Il imagina un moment  d'essayer de gagner la côte Ouest, mais l'entreprise s'avérait impossible. Yasreg décida d'acheter un billet pour un train de banlieue qui circulait la nuit et le débarquerait à la gare précédant Chalon-sur-Saône. Ce patelin s'appelait Chagny. Ce serait à lui de jouer pour trouver un passeur ou des informations qui lui permettraient de passer. Comment?  Il n'en savait rien.... II ne savait pas non plus, comment, en cas de réussite, il allait se débrouiller en zone libre, ni même où aller. Mais, bien entendu, pas question de reculer. Il était déterminé à pousser son périple jusqu'au bout.

     Il s'était regardé par hasard dans une glace.  Pas tout  à fait une "cloche" encore, mais cela n'allait plus tarder. En tous cas, sale, pas rasé, il était forcé de constater qu'il ne payait pas de mine. Bon nombre de gens n'auraient pas voulu le rencontrer seul à seul dans un endroit isolé. Il devait encore apprendre à se barder contre l'humiliation, la sordidité, à rejeter la déchéance.

      Le voyage se passa bien, de nuit. Le tortillard qui l'amena à Chagny ne laissait guère la faculté de dormir aux individus de tous genres qui l'avaient emprunté. Les gens montaient et descendaient dans une multitude d'arrêts et de redémarrages. Epuisé, Yasreg somnola vaguement pendant tout le parcours.

      Sans le savoir, il débarqua dans une localité occupée par des artilleurs allemands. C'était un samedi, tôt le matin, les villageois se rendaient à la messe matinale. Parmi eux, mêlés aux civils, se trouvaient des soldats allemands, polis, impeccablement propres. Tous souriaient et semblaient visiblement désireux de s'assurer la sympathie du public. Le village paru pittoresque à Yderf, dont les pensées, on le comprendra aisément, ne se situaient pas précisément dans le domaine bucolique. Des questions bien plus terre à terre retenaient impérieusement son attention.

      D'abord, compte tenu de son apparence, il convenait de ne pas trop se manifester. Les villageois étant, là comme ailleurs, curieux de nature. Ses prétentions touristiques n'auraient guère tenu face à un interrogatoire quelque peu serré. Il fit le point de ses finances. Il n'y avait pas de quoi pavoiser.

     Un estaminet venait d'ouvrir ses portes. En cet endroit professionnellement accueillant, on le renseignerait peut-être sur ce qu'il convenait de faire. L'endroit, une sorte de gargotte où on trouvait à boire et à manger, n'avait rien d'engageant avec son plancher saupoudré de sciure de bois. Des affiches rappelaient des temps meilleurs, vantaient les vertus édulcorantes du chocolat Meunier. D'autres, périmées, conseillaient des boissons introuvables. Supervisant le tout, un portrait en buste, grandeur nature du "Maréchal" se voulait rassurant.

     Yasreg. peu rassuré, mais criant famine, s'installa derrière une table. Il se consentit deux oeufs sur le plat, affichés sans tickets et une chopine de vin rouge. Le patron le regardait manger, sans mot dire. Puis soudain, il s'approcha de lui.

      "Vous cherchez du travail dans la région ?" demanda-t-il.

      "Pas précisément" répondit Yasreg. "Mais je voudrais passer en zone libre"

      "Je m'en doutais" répondit  l'autre, "mais vous n'êtes pas le seul. Quelqu'un qui vient du Nord comme vous a logé ici la nuit passée et cherche également à passer la ligne. Si vous voulez, je vous le ferai connaître. Il sera plus facile de passer à deux, me semble-t-il."

     Yderf réfléchit un instant. Que faire ? Le bonhomme avait sans doute raison. On se sent plus fort à deux pour affronter l'inconnu.

     "D'accord, avec plaisir" dit-il.

     C'est ainsi que notre évadé rencontra son compagnon de route. Un belge comme lui, natif de Comblain-au-Pont. Le monde est petit. Homme énergique, ancien HCYF, R.L. était également évadé de Belgique. Tacitement, les deux hommes évitèrent de discuter de leurs affaires. Yasreg n'a jamais su et n'a jamais cherché à savoir pourquoi R.L. voulait passer clandestinement en France Libre.

     Devenu plus loquace, le patron du bistrot conseilla de tenter l'aventure le jour même. Le dimanche, la surveillance est relâchée. Il ne faut pas chercher à passer par Châlons-sur-Saône, mais gagner le village de ... et joindre le lieu-dit "Les Baudots". Attendre minuit au moins, se méfier car les gardes allemands utilisaient parfois des chiens. Toutes ses informations en vrac n'annonçaient rien de particulièrement folâtre.

. . . .

     Minuit, une colline boisée, un chemin de terre creusé de deux profondes ornières serpentant entre deux talus. La nuit est noire, sans un souffle de vent. Les deux hommes marchent l'un derrière l'autre dans le gazon bordant le sentier afin de limiter les bruits. Des aboiements leur parviennent du lointain. Le chemin monte une pente modérée, mais fatigante car le ventre est vide et le vin qu'on a consommé en recherchant les derniers renseignements fait son effet. Le résultat est, bien entendu, négatif. Yasreg ouvre la marche. Derrière lui son compagnon halète, invisible, tant la nuit est sombre. Le noir est absolu, sinistre. Les buissons prennent en ombre chinoise des formes fantastiques sur le fond à peine plus clair du ciel étoilé. L'imagination joue aussi son rôle. Les nerfs sont tendus, la trouille menace de s'installer. Il faut réagir.

     Brusquement, un bruit indéfinissable se rapproche. Une forme sombre se matérialise,  s'arrête au milieu du chemin.  Un homme à vélo,  tous feux éteints.

     "Faites gaffe" chuchota-t-il. "Ils sont derrière le gros chêne à cent mètres plus haut".

     "Fais gaffe toi-même" répondit R.L. menaçant.  "Disparait   !! Tout de suite".

     Dans les crissements de ses pneus, l'ombre disparut, rapidement.

     Que faire ? Quelles étaient les intentions de cet individu ? Impossible de le savoir. La seule chose possible était de progresser en redoublant de précautions. Pas à pas, inondés de sueur, les nerfs tendus à craquer, la progression silencieuse continua. Les yeux s'habituaient mieux à l'obscurité et finalement la forme d'un arbre énorme se précisa.

     Pas de bruit, les aboiements continuaient dans le lointain, mais aux alentours, tout semblait calme.

     Les deux hommes distinguèrent alors l'endroit qu'on leur avait décrit, la ferme des "Baudots". Bâtisse vaguement plus claire sur le noir prédominant de l'ambiance, elle se situait de l'autre côté d'une route toute proche qui formait frontière. Une petite porte intégrée dans la porte cochère de la ferme restait en permanence simplement refermée, mais non cadenassée. Passé cette porte, dans la cour de la ferme, on était en zone libre.

     Marchant littéralement sur des oeufs, Yasreg et R.L. pénétrèrent dans la  ferme. Selon les instructions  reçues,  ils  refermèrent soigneusement derrière eux. Quel soulagement ! Dans l'obscurité, ils piétinèrent les flaques de purin et les tas de fumier. Le vieux chien de la ferme manifesta sa présence, sourdement, comme s'il ne voulait déranger personne.

     Quelque part derrière la bâtisse et les hangars, bloqués dans les ronces et n'y voyant goutte, ils stoppèrent sur place. Il fallait éviter de tourner en rond et de retraverser en sens inverse la ligne de démarcation. Morts de fatigue, affamés, mais soulagés, les deux hommes passèrent la nuit à même le sol, au milieu d'une sorte de brouillard qui s'élevait de partout, en attendant le lever du jour.

     La troisième étape se terminait. Plus tard, en Angleterre, Yasreg eut l'occasion de reparler des Baudots. Personne sans doute ne saura jamais combien de clandestins fuyant les Boches, la Gestapo et autres joyeusetés ont traversé cette cour de ferme.

La Zone Libre

    Transis, hirsutes, deux minables sortent d'un bois. Un talus en pente les canalise dans un chemin de terre. Il fait jour, le soleil se lève sur la végétation, le feuillage et les buissons couverts de rosée. Il faut se repérer. Où mène ce sentier perdu dans la nature ? Il sert certainement de passage au charroi des cultivateurs et bûcherons des environs. Personne en vue, dilemme, monter ou descendre le sentier. On descend, c'est plus facile et on peut présumer que l'on se trouve sur la pente opposée aux Baudots.

      Finalement le choix est bon. Un village surgit dans la verdure. Pas un souffle de vent, une brume légère dans tous les creux du paysage, se mêle aux fumées qui s'échappent des cheminées. Des chiens aboient, des coqs s'égosillent. Une nouvelle journée commence, sans problème pour les villageois.

      On ne peut tout de même pas se présenter devant les gens sans faire au moins un simulacre de toilette. Plus de savon, pas de serviette, et plus de linge de rechange. Yasreg, pour sa part, a perdu il ne sait où ce qui lui restait. R.L. dispose encore d'une chemise propre qu'il endosse. Tout cela après des ablutions dans l'eau d'un ruisseau. R.L. possède encore un peigne, il est le bienvenu.

      On se sent un peu mieux, mais les jambes flageolent un peu, pas de peur, mais de faiblesse. En dépit de ses efforts pour faire bonne contenance, Yasreg n'est pas beau a voir. D'abord, il n'a que la peau sur les os, contrairement à son compagnon, qui se maintient trapu et en bonne forme apparente. L'épreuve est dure, exténuante, inquiétante quant à la suite à lui donner, car les fonds ne sont plus qu'un souvenir.

      Euphorie à part,   ils sont en état de vagabondage. Aucune idée de l'endroit, de la mentalité des gens, d'où aller. Il faudrait trouver quelque part du travail, dans une ferme de préférence, se constituer un pécule avant de progresser davantage. L'immédiat c'était de subsister face à l'inconnu, que l'on espérait pas trop hostile, puisque cette partie de la France était "libre".

      Le village est là, désert. La température monte, le froid et l'humidité de la nuit quittent les deux carcasses fatiguées.  Partout la même odeur campagnarde à couper au couteau. Dans la grand'rue du patelin, sont placardées quelques affiches. On y voit, à côtë de l'inévitable Maréchal, des recommandations du Ministère de l'Agriculture et des posters demandant à la  jeunesse de continuer à servir la France en s'engageant dans la nouvelle armée. Une délibération du Conseil Municipal de l'endroit, renseigne Yasreg. Il s'agit de Bourbon Lancy, ce qui ne lui dit strictement rien. De là, il  faut gagner Digoin, Charolles et Maçon. Plusieurs dizaines de kilomètres dans l'illégalité.

     On n'a pas le choix, il faut demander son chemin. La première ferme qui se présente est  la bonne. En effet,   la Providence est de la partie. De braves gens déposent sur leur table, ce qu'ils ont. Pas grand chose, bien sûr, car le Midi est très désavantagé par rapport à la zone occupée, sur le plan du ravitaillement. Ces braves gens anonymes, généreux et simples, n'ont manifestement rien compris à la guerre, à ce qui s'est passé.  Ils sont étonnés, choqués de la défaite, mais le Maréchal est le héros qui a sauvé la France. Les événements ont passé sur leurs villages sans être réellement assimiles. Ils n'ont jamais vu un soldat allemand.

     "Pourquoi ne vous engagez-vous pas ? " On forme une nouvelle armée !"

     Oui en effet, mais ils les croient français. Ils ne le sont pas. Et de toute manière, pour Yasreg en tout cas, il n'est pas question de s'éterniser en France. Bien sûr, on est encore plein d'illusions. On pense que traverser les Pyrénées et l'Espagne de Franco n'est qu'une question d'endurance, de courage, de volonté. Bref, en dépit du dénuement total, on croit encore aux miracles. Bien sûr, Yasreg déchantera bientôt. Le mieux serait de trouver du travail. D'après les renseignements reçus, on a une chance à deux kilomètres plus loin, sur la même route.

     Poignées de mains, chaleureux remerciements et cette route s'étend toute droite, vers un destin incertain pour des vagabonds.

     "Halte !"

     Deux gendarmes sortent de derrière un buisson.

     "Vos papiers ! Où allez-vous ?"

     Accompagnement au poste de gendarmerie où l'officier de service passe à l'interrogatoire. Yasreg d'abord, R.L. ensuite.

     "Vous êtes belge ! Pourquoi avez-vous quitté la Belgique ? Vous êtes dans une situation illégale ici.   Les autorités d'occupation réclament la remise de tous les ressortissants belges à la ligne de démarcation. Que dois-je faire de vous ?"

     Yasreg n'a pas le choix. Il a lu les affiches. Il a 21 ans.

     "Je suis venu m'engager dans l'armée française" dit-il.

     Un moment de silence : "Dans votre cas, n'étant pas français, vous ne pouvez signer un engagement qu'à la Légion Etrangère. Si vous êtes engagé, vous devrez servir en Afrique du Nord. L'engagement est de 5 ans."

     "Si vous êtes décidé, vous recevrez un ordre de marche pour Lyon où vous irez passer les visites médicales préalables, avant de joindre le Camp Ste Marthe à Marseille. C'est là que vous signerez votre engagement définitif".

     "Etes-vous décidé? Je vous donne le conseil d'accepter. Dans ce cas, je ne vous pose plus aucune question. Vous serez sous la protection des autorités françaises."

INTERMEDE : Cheminement de pensée de Yasreg.

     "Si j'accepte, je peux progresser jusqu'à Marseille,  sans entraves, dans la légalité. Je voyagerai gratuitement par chemin de fer. Je serai nourri dans les casernes et même payé. Je disposerai de documents en règle. Après tout, sur place, rien ne m'oblige à signer. Je ne suis pas venu ici pour m'engager à la Légion Etrangère."

     "Il me faut parer au plus pressé. Je n'ai pas le choix. Il est de mon intérêt de signer."

     "Il y a la question de R.L. J'ignore pourquoi il est ici et cela ne me concerne pas.  Il prendra sa propre décision.  Après tout,  il commence à m'encombrer un peu".

     "Je vais donc signer le document provisoire d'engagement".

     "D'accord" répondit Yasref à l'officier "je signe".

     A partir de ce moment   l'atmosphère  se  rassérène. La maréchaussée esquisse un sourire. Pour un peu, on l'embrasserait. On tend une cigarette à la ronde et comme soulagés, on est sur le point de faire "OUF"!! Bref, on ne livrera pas Yasreg aux boches. Heureux, les braves gendarmes exhibent un litre de rouge, on trinque.

     Les  formalités  administratives   rapidement  remplies,  Yasreg palpe   3 jours d'avance de solde. Ce n'est pas plantureux, mais c'est beaucoup mieux que rien. Bref, l'optimisme remonte au cadran.

     Il cherche des yeux son compagnon de route et le voit dans la pièce à côté, souriant. C'est la dernière fois. Yasreg n'a plus jamais revu R.L. et n'en a jamais eu de nouvelles. Un moment complémentaire, les deux destins de sont séparés.

LYON : Arrivé dans cette ville le soir, Yasreg, faute de connaître l'endroit et faute de transport, ne peut joindre le 123e Régiment d'Infanterie comme prévu à son ordre de marche. Il faut attendre le lendemain matin. Où loger ? Eternelle  question! Finalement, il échoue tout simplement à l'Armée du Salut!

INTERMEDE : Prix pour la nuit : 10 Francs

            Décor : Une grande salle. Des ampoules bleutées jettent une lumière parcimonieuse mais suffisante quand l'habitude s'installe. Des rangées de lits, scrupuleusement propres, bien alignés, des draps blancs. Une odeur indéfinissable au premier abord, plus précise ensuite : mélange de désinfectant, d'humanité mal lavée, de relents animaux et d'urine chaude accueille les narines des petits délicats qui se fourvoient dans l'établissement. Mais si l'expérience est édifiante, elle est aussi inoubliable.

            Acteurs : Dans une sorte de Cour des Miracles, tous les clochards de Lyon semblent s'être donné rendez-vous. Certains ronflent. D'autres tenaillés par la vermine, se retournent, grommellent, se grattent. Des jurons et des propos orduriers s'échangent parmi les ricanements, les interpellations, les cris.

     Yasreg choisit un coin qu'il croit tranquille, à côté d'une forme indistincte recouverte d'une couverture. Impossible de dormir, il se couche tout habillé sur le lit qu'il a loué, cherche à s'habituer à l'odeur écoeurante.

     Des épaves humaines, dont un grand nombre d'infirmes, circulent partout, à propos de tout et de rien, se bousculent parfois, s'enguirlandent. Presque tous sont entièrement nus. Bougeotte générale, mais pas de complexe dans l'établissement. Manifestement Yasreg touche le fond du panier, une sorte d'astral bas. Cuvant sa cuite, une cloche entrouvre ses couvertures et se soulage longuement par terre. Des grognements, des couinements, des onomatopées inintelligibles mais suggestives émanent, de cette humanité de cauchemar, pouilleuse et puante.

     Tout cela passe sans transition du sordide au grotesque en frôlant parfois le pathétique. Image hallucinante, tableau surréaliste pitoyable, dans la lueur bleutée des ampoules électriques, qui montre sans pitié tout le dénuement, la misère d'une foule de marginaux inconnus, anonymes. Comment parviennent-ils à survivre dans le marasme général ? Mystère !

     Mais le paquet sur le lit d'à-côté remue soudain. Le voilà qui rejette la couverture qui le recouvre et s'arc-boutant sur le bord du lit de Yasreg se rétablit entre les deux lits. Avec une rapidité née d'une longue habitude et justifiée sans doute par un besoin impérieux de vidange, un homme-tronc, un cul-de-jatte, s'empare d'une caisse à roulettes qu'il détenait sous son lit et avec une rapidité stupéfiante, fonce vers les toilettes au milieu d'une explosion d'hilarité, de protestations et d'encouragement à foncer plus vite. Le malheureux est nu comme un ver.

     Manifestement le maximum a été fait par ceux qui gèrent courageusement cet établissement, où malgré tout, les plus démunis trouvent quand même un toit pour la nuit. Les conditions d'hygiène, de propreté, de moralité sont imposées, mais comment exiger leur respect par semblable faune. La tâche est manifestement impossible.

     Le petit déjeûner se limite à une tasse de café "erzats". On peut avoir du pain si on a des tickets et en principe l'argent pour payer. Mais les plus pauvres ne paient pas. Sans tickets, on peut obtenir des sardines encaquées dans le sel. Elles ne coûtent pas cher et Yasreg en achète quelques-unes. Mais il n'a pas encore atteint le stade où on avale n'importe quoi. Il devra connaître cette expérience enrichissante plus tard.

     Autour de lui, les miséreux le regardent. Sans doute se demandent-ils ce qu'il fait là. Il n'est manifestement pas encore tout à fait un des leurs.

. . . . .

     La faim,  les sentiments embryonnaires,  les appétits instinctifs ont profondément creusé les traits de certains visages, accentuant encore leur peu d'attirance. Un monde à part, caché, frustre, marginal, à peine sorti de l'animalité, encore soumis au grégarisme ancestral est dévoilé à Yasreg.

     Ce dernier abandonna ses sardines sur la table et la moitié de sa boisson. Quittant l'endroit, il se retourna. Tout était englouti.

(à suivre)

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Dernière mise à jour:
02 janvier 2011